L’Australie, ou tout au moins sa façade sur l’Océan Indien, ce qui constitue aujourd’hui l’Australie Occidentale (Western Australia) a donc été, pendant un certain temps, française.
Elle aurait dû, en toute logique, le rester. On peut déplorer qu’elle ne l’ait pas été, en particulier quand on sait que de nombreux navigateurs français on sillonné ces mers, ont relâché sur le sol australien, et en ont même longuement exploré, étudié et cartographié les côtes.
On songe à Jean-François de Galaup, Comte de La Pérouse, qui séjourna à Botany Bay du 26 janvier au 15 mars 1788, où il côtoya le commandant de la First Fleet et 1er gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, Arthur Phillip venu, 18 ans après la prise de possession de James Cook, établir le premier contingent de bagnards et lancer la colonisation de cette partie de l’Australie.
L’expédition des deux navires dirigée par Nicolas Baudin, partie du Havre le 19 octobre 1800 et de retour, le « Naturaliste » au Havre en juin 1803 et le « Géographe » à Lorient le 21 mars 1804, s’est également appliquée à visiter, explorer et cartographier les côtes Sud et Ouest de l’Australie, ramenant une prodigieuse collections de découvertes.
On pourrait citer bien d’autres navigateurs et scientifiques français qui prirent leur part dans la découverte et la connaissance de l’Australie.
Le potentiel de l’Australie Occidentale
Quelques chiffres permettront au lecteur de mieux se rendre compte de l’enjeu qu’il y avait à procéder à l’implantation d’un établissement colonial sur cette nouvelle terre si un partage équitable s’était fait entre la France et l’Angleterre, les deux puissances ayant procédé à son annexion:
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La moitié de l’Australie continentale, à l’exclusion de la Tasmanie, aurait représenté pour la France une superficie de 3 800 000 km², soit environ sept fois la taille de la France.
- L’État fédéré d’Australie Occidentale représente à lui seul 2 645 000 km², soit 4,8 fois la France. Bien qu’une partie significative de son territoire soit désertique ou très aride, il recèle d’immense richesses minérales et maritimes:
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fer: 15% de la production mondiale
- alumine: 20% de l’aluminium mondial
- gaz naturel
- pétrole
- nickel
- diamants et or
- autres…
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Insuffisances françaises en Australie
Mais encore eût-il fallu que la France donnât à l’acte de prise de possession la publicité adéquate et la fît connaître dans les principales capitales européennes, ce qui ne semble pas, à notre connaissance, avoir été le cas. La malchance a fait que ni Saint Aloüarn qui ordonna le débarquement et la cérémonie de prise de possession, ni Mengaud de la Hage qui y procéda, ne survécurent à l’expédition et décédèrent à leur retour à l’Isle de France. En outre, le « Gros Ventre », au retour de cette expédition, y fut désarmé et ne revint jamais en Métropole. Aucun des protagonistes ne put donc faire la promotion et le rappel de cette prise de possession de l’Australie par la France. La discrétion, voire le secret qui semblent avoir entouré cette prise de possession, ou encore l’oubli qui l’a frappée, ont été à l’évidence préjudiciables à la colonisation qui aurait dû logiquement lui succéder.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que les évènements dramatiques qui ont marqué l’Histoire de la France dans les quelques décennies qui ont suivi ont certainement fait passer la colonisation de l’Australie au second plan des préoccupations nationales. En effet l’effervescence des mois et années qui ont précédé 1789, la Révolution, l’abolition de la monarchie, les guerres contre les monarchies coalisées, la succession de régimes politiques aboutissant au Consulat et à l’Empire, les campagnes napoléoniennes en Europe, le rétablissement d’une monarchie constitutionnelle, tout cela a bien entendu empêché que l’on ne se préoccupe d’une terre qui se trouvait à des milliers de lieues, à l’autre bout de la planète, et dont la prise de possession était très certainement tombée dans l’oubli.
Et pourtant, c’est le Premier Consul Napoléon Bonaparte qui confie à Nicolas Baudin la mission d’exploration de l’Australie en 1799. Notre si vaillant conquérant souffrait-il d’un tel manque de lucidité, ou l’esprit de Voltaire (Voltaire qui, dans son « Candide » , chapitre 23, estimait inutile et dérisoire la possession de colonies et raillait la guerre que se livraient Anglais et Français dans les colonies d’Amérique, pour « quelques arpents de neige vers le Canada ») frappait-il encore aussi durement ? Dans le même ordre d’idées, Napoléon, désormais Empereur, met un point final aux possessions françaises de la Nouvelle-France en vendant aux Américains en 1803 le reste de la Louisiane encore sous pavillon français. Seuls nous restent aujourd’hui de cette époque, en Amérique du Nord, les îles de Saint-Pierre-et-Miquelon. L’absence de réactivité et de lucidité des hommes de pouvoir de cette époque nous laisse aujourd’hui pantois.
Le droit de la France de coloniser l’Australie Occidentale
En tout état de cause, après la prise de possession du 30 mars 1772 la France conservait un droit de coloniser la façade Ouest de l’Australie pendant un délai raisonnable. Les Britanniques avaient attendu 18 ans avant de lancer leur première expédition de colonisation. La France aurait donc vraisemblablement pu en faire de même jusqu’au début du XIXe siècle, et au-delà, sans que nul n’y trouve à redire. Car la règle reconnue en matière de droit international à cette époque stipulait que des actes de possession réelle, matérialisés par l’installation de populations relevant de l’autorité du prince, devaient suivre de près la déclaration d’annexion de la terre nouvelle.
Droit des gens
On se réfèrera ici, une nouvelle fois, au traité de Emer de Vattel (1714 – 1767) « Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et des Souverains » (livre 1 – chapitre XVIII, pp. 191-196), qui reconnaissait le droit aux nations européennes, en vertu des principes de la loi naturelle, de conquérir des terres inhabitées ou, lorsque ces terres étaient déjà habitées, elles ne l’étaient que par des « peuples errants, incapables, par leur petit nombre, de l’habiter toute entière », description qui semble, selon les vues de l’époque, convenir parfaitement à l’Australie.
Mais Vattel précisait bien dans son ouvrage que (pages 193-194):
« C’est ainsi que des Navigateurs, allant à la découverte, munis d’une commission de leur Souverain, et rencontrant des isles, ou d’autres terres désertes, en ont pris possession au nom de leur Nation: Et communément ce titre a été respecté, pourvû qu’une possession réelle l’ait suivi de près.
Mais c’est une question de savoir, si une Nation peut s’approprier ainsi, par une simple prise de possession, des pays qu’elle n’occupe pas vraiment, et s’en réserver de cette manière, beaucoup plus qu’elle n’est capable de peupler et de cultiver. Il n’est pas difficile de décider, qu’une pareille prétention serait absolument contraire au Droit Naturel, et opposée aux vûës de la Nature, qui destinant toute terre aux besoins des hommes en général, ne donne à chaque peuple le droit de s’approprier un pays, que pour les usages qu’il en tire, et non pour empêcher que d’autres n’en profittent. Le Droit des Gens ne reconnoîtra donc la propriété et la souveraineté d’une Nation, que sur les pays vuides, qu’elle aura occupés réellement et de fait, dans lesquels elle aura formé un établissement, ou dont elle tirera un usage actuel. »
Application du droit des gens à la colonisation française de l’Australie
La durée courte exigée entre l’acte d’annexion et l’installation de populations ou l’exploitation de la nouvelle contrée (« pouvû qu’une possession réelle l’ait suivi de près« ) doit s’apprécier à l’aune des délais, rythmes et techniques de ce temps-là. A une époque où rallier l’Isle de France à partir de Lorient par le Cap de Bonne-Espérance demandait quatre mois, et l’Angleterre à l’Australie huit mois, où le scorbut décimait les équipages, où les richesses des nations étaient comptées et le coût des expéditions maritimes au long cours extrêmement élevé, une « durée courte » ne pouvait se mesurer qu’en années. Et, relativement à l’acheminement d’une population de colons et à la colonisation effective d’une terre qui se trouvait de l’autre côté de la planète, ces années devenaient décennies. C’est cette relativité de la durée qui a permis à l’Angleterre de n’entreprendre de coloniser l’Australie que 18 ans après en avoir pris partiellement possession.
Aussi, n’eût-il pas été exorbitant du droit international communément accepté, ni indécent, que le France revendiquât son droit de colonisation sur cette terre dans les trente à cinquante années qui suivirent la prise de possession réalisée par Saint Aloüarn. En fait la France aurait très bien pu encore coloniser cette partie de l’Australie jusqu’à la deuxième prise de possession par l’Anglais Charles Fremantle au nom de Sa Majesté le roi Georges IV, le 2 mai 1829, à l’embouchure de la Swan River en Australie Occidentale, et qui concernait cette fois « toute la partie de la Nouvelle-Hollande qui n’est pas incluse dans le territoire de la Nouvelle-Galles du Sud » .
Pour s’en convaincre il suffit de lire l’Histoire du côté britannique.
Le capitaine anglais James Stirling explora en 1827 la région de la Swan River. De retour en Angleterre en juillet 1828, Stirling fit la promotion du potentiel agricole de la région. En conséquence de ses pressions, et d’une rumeur à Londres selon laquelle les Français allaient établir une colonie pénitentiaire dans la partie occidentale de l’Australie, probablement à Shark Bay, le Bureau Colonial consentit à la proposition d’y créer une colonie à la mi-octobre 1828.
Ces informations confirment ainsi implicitement, si besoin en était, que:
- la prise de possession par James Cook en 1770 était bien limitée à la façade Est du continent;
- la prise de possession de l’Australie par la France le 30 mars 1772 était connue des Anglais, et de fait, reconnue par eux;
- la France avait conservé son droit de coloniser l’Australie Occidentale depuis 1772, et jusqu’en 1829, soit près de 60 ans après la prise de possession de l’Australie par la France réalisée par Louis Aléno de Saint Aloüarn.
CQFD !
Cette seconde prise de possession britannique s’accompagnera de la constitution de la nouvelle colonie sur la côte Ouest sous le nom de « Swan River Colony« , nom qu’elle ne portera cependant que pendant quelques années puisqu’elle fut rebaptisée « Australie Occidentale » en 1832.
Mais il ne sert à rien de se lamenter sur le lait versé. Les choses sont ce qu’elles sont, et cela est bien ainsi.